PAUL BERTRAND
DIT SAINT-ARNAUD(*)
Le 25 octobre 1696, Frontenac, qui se dit «le très humble,
très obéissant, très soumis et très fidèle
serviteur et sujet» du roi, écrit à Louis XIV une
lettre qui commence dans les termes suivants: «Sire. les bénédictions
que le Ciel a accoutumé de répandre sur les armes de Votre
Majesté se sont étendues jusque dans ce Nouveau Monde,
et nous en avons eu des preuves visibles dans l'expédition que
je viens de faire aux Onnontagués, la première et la principale
nation des Iroquois» (1).
Jusque-là, le gouverneur général de la Nouvelle-France
n'avait pas eu tellement de succès dans ses campagnes contre cet
ennemi. En 1696, il perçoit le dessein des Anglais de s'emparer
au moins du commerce de l'Ouest, à défaut de pouvoir conquérir
tout le pays. Si cela s'était produit, fait justement remarquer
Charlevoix (2), «nous n'aurions pas eu plus tôt évacué
ces postes, que les Anglais s'en seraient emparés, et que nous aurions
eu dès lors sur les bras toutes les peuplades de l'Ouest, qui, une
fois réunies aux Anglais et aux Iroquois, auraient, dans une seule
campagne, par leur supériorité numérique, obligé
tous les Français de sortir du Canada.
Une campagne décisive
Malgré l'avis du roi, Frontenac se décide donc à porter
un grand coup contre l'ennemi numéro un de la Nouvelle-France. Il
rassemble 2300 hommes à Lachine, leur fait remonter le Saint-Laurent
jusqu'au fort Cataracoui (Kingston) et s'arrête là pour attendre
des renforts devant venir de Michillimakinac. Ces renforts n'arrivant pas,
les. troupes traversent le lac Ontario, débarquent près de
la rivière Oswego et se divisent en deux corps, dont l'un remonte
par la droite et l'autre par la gauche de ce cours d'eau. En approchant
de la bourgade des Onnontagués, les soldats aperçoivent ceux-ci
qui brùlent leur village. Les Onnelouts, une autre tribu des Cinq-Nations,
demandent la paix; le lendemain, le chevalier Rigaud de Vaudreuil (3) sera
chargé de dévaster leurs terres.
«Cette campagne, écrit François-Xavier Garneau (4),
rendit aux Français toute leur influence sur les tribus indigènes.
Un chef sioux vint du haut de la vallée du Mississipi se mettre
sous la protection du Grand Ononthio (5). Il appuya les mains sur les genoux
du gouverneur, et rangea ensuite vingt-deux flèches sur une peau
de castor pour indiquer le nombre des bourgades qui lui offraient leur
alliance. Jamais la situation du Canada n'avait été si bonne
depuis le commencement de la guerre. Les Iroquois troublaient bien encore
sur quelques points la tranquillité du pays, mais ils ne causaient
nulle part de dommages sérieux. »
Cantonné à Batiscan
Selon Frontenac (6), Vaudreuil et ses soldats furent d'une diligence incroyable,
ne prenant que trois jours à accomplir leur mission de brûler
les forts et de ravager les récoltes de l'ennemi. Parmi les vainqueurs
se trouvait le troupier Paul Bertrand dit Saint-Arnaud (7). Il dut en avoir
très long à raconter. l'hiver suivant, aux paroissiens de
Batiscan, où il allait entreprendre au moins un deuxième
séjour consécutif. Malheureusement, le récit de ses
exploits et de ceux de ses compagnons d'armes n'est pas passé à
l'histoire.
Paul Bertrand, l'ancètre de tous les Saint-Arnaud d'Amérique
(8), signait son nom avec paraphe, ce qui indique chez lui un degré
d'instruction au-dessus de la moyenne. Issu du mariage de Jean Bertrand
et de Marie Née, il avait été baptisé dans
la paroisse Sainte-Madeleine de Verneuil-sur-Avre, en Normandie (Eure),
tout près de la frontière du Perche (9), le 27 novembre 1661,
sous les prénoms de Jean-Paul Bertrand. Son nom figure pour la première
fois dans les registres de Batiscan le 6 janvier 1695; à cette date,
il est parrain de Marie-Anne, fille de Jacques Tifault et de Marie-Anne
Lescuyer. Le 9 mars suivant, il sera aussi parrain de Paul, fils jumeau
d'Antoine Lescuyer et d'Anne Rabady. Il est fort possible que le soldat
Bertrand ait été hébergé dans l'une ou l'autre
de ces familles durant l'hiver de 1695 - 1696.
Après son expédition dans l'Ouest, Bertrand est de retour
à Batiscan. Le 12 novembre 1696 (10), il est l'un des témoins
au contrat de mariage de Jean Baradat, sieur de Larieu, chirurgien de la
compagnie du marquis de Vaudreuil, originaire du diocèse de Lescar,
au Béarn. C'est le premier document, semble-t-il. qui fasse état
de l'emploi de Paul Bertrand: il est lui aussi soldat de M. de Vaudreuil,
futur gouverneur général de la Nouvelle-France. Deux jours
plus tard, il sera encore témoin et signera l'acte de mariage du
chirurgien Baradat, qui unit sa destinée à celle de Marie-Anne,
fille de Jean Moreau et d'Anne Guillet (11). Le 25 novembre de la même
année (12), Paul agit de nouveau comme témoin au contrat
de mariage du soldat Jean-Baptiste Papillau, originaire de la Saintonge,
à Marie Moreau, fille de Pierre et de Marie-Madeleine Grimard, Là
encore. on le voit signer au bas de l'acte, en compagnie d'Antoine Brùlé,
de Pierre Lafond, de Julien Rivard, de François Duclos et de Jean
Moreau.
En quelle année Paul Bertrand dit Saint-Arnaud est-il arrivé
en Nouvelle-France? Etant donné qu'il est né en 1661, il
est fort possible qu'il soit venu en même temps que Rigaud de Vaudreuil,
débarqué à Québec le jour de la FêteDieu
de 1687, avec le titre de commandant des troupes détachées
de la marine. Le chevalier emmenait avec lui 800 soldats qui ont combattu
non seulement contre les Iroquois, mais aussi contre l'amiral Phipps en
1690. Il se peut aussi que Paul ait fait partie du contingent de plus de
400 soldats arrivé en 1693. Bertrand, Baradat et Papillau n'ont
d'ailleurs pas été les seuls fantassins de Rigaud à
s'implanter à Batiscan; il y aura aussi François Dumontier,
Antoine Brûlé dit Francoeur, Jean Veillet dit Laplante et
probablement d'autres.
Fréquentation et mariage
Durant ses deux stages d'hivernement à Batiscan, Paul Bertrand a
dû fréquenter assidûment Gabrielle Baribeau, fille de
François et de Perrine Moreau. Celle-ci avait eu quatre fils de
son mariage avec Guillaume Le Bellec, originaire de Saint-Paul de Lyon,
en Basse-Bretagne; les deux premiers étaient décédés
en bas âge, mais les deux plus jeunes vivaient toujours avec leur
mère; leur père, Guillaume, avait été inhumé
à Batiscan le 27 janvier 1695.
Le 2 juin 1697, le notaire François Trotain s'amène donc
chez son voisin Jean Baril, où sont déjà rassemblés
Jean Grimard, François Dumontier, Antoine Brûlé, Jean-Baptiste
Papillau, Jean Baradat, Louis Guillet, de même que Louis et Jean
Baribeau. C'est au tour de Paul Bertrand de prendre femme. Le contrat de
mariage le liant à Gabrielle inclut les jeunes François et
Louis Le Bellec. âgés respectivement de cinq et trois ans.
dans la future communauté de biens. Dès le lendemain, le
curé Nicolas Foucault leur donne la bénédiction nuptiale,
dans la vieille chapelle de bois de la paroisse de Batiscan.
Le soldat se fait cultivateur
Il est probable que Paul Bertrand se soit installé dans la maison
même de Guillaume Le Bellec, tout près de la «grande
terre des Massicotte», sur la rive nord de la rivière Batiscan,
entre les habitations de Mathurin Rivard dit Feuilleverte et de Jacques
Rouillard dit Saint-Cyr (13). Cependant, l'ancêtre des Saint-Arnaud
n'en a pas obtenu le titre officiel avant le 24 juillet 1708 (14). A cette
date, Pierre Lafond dit Mongrain, au nom du Père Pierre Raffeix,
procureur des seigneurs jésuites, lui accorde une terre de quatre
arpents de front.
Cet acte précise que la concession est faite audit Bertrand pour
que celui-ci puisse en jouir, de même que «ses hoirs et ayants
cause dès maintenant et à perpétuité, pleinement
et paisiblement, avec permission de chasser au-dedans et de pêcher
au-devant de la susdite concession. aux charges et conditions ci-après
spécifiées». Le document précise alors que le
preneur paiera aux seigneurs six deniers pour chaque arpent de superficie,
de même que deux chapons ou vingt sols en argent pour chaque chapon.
Le prix de la terre est de 300 livres. Toutefois, il sera loisible au preneur
de payer cette somme en tranches annuelles de 50 livres, plus les intérêts
au taux de l'ordonnance. De plus, il ne pourra se servir des pins et cèdres
de son habitation que pour se bâtir sur icelle, non ailleurs. S'il
fait des planches et des madriers, il devra en donner une ou un par douzaine
aux seigneurs; s'il ne les fait pas lui-même, ce sera une ou un par
neuf pièces.
Le 6 mai 1710 (15), Paul Bertrand, qui est dit laboureur, loue pour
deux ans la terre de son voisin, Mathurin Rivard dit Feuilleverte. Celui-ci
lui fournit deux boeufs, une vache (pour laquelle il remettra dix livres
de beurre par année au propriétaire), une taure (pour un
loyer de cinq livres de beurre par année), plus la moitié
des semences. Cependant. le preneur ne sera pas tenu de réparer
les bâtiments à ses frais. Le 4 août de la même
année (16), par mandement de l'intendant Jacques Raudot, Gabrielle
Baribeau se verra dans l'obligation de dresser l'inventaire des biens provenant
de feu son premier mari, afin d'en favoriser les enfants mineurs de ce
dernier. La liste de ces biens comprend deux boeufs, deux vaches, un cochon,
deux faucilles. de même que des ustensiles, de la lingerie, un fusil,
etc.
Famille paisible
Entre 1710 et 1725, à part une naissance et un mariage, rien ne
semble avoir vraiment marqué la vie de cette paisible famille. Le
2 mars de cette dernière année, Gabrielle Baribeau, àgée
de 52 ans, est inhumée dans le cimetière de Batiscan. Le
21 juin suivant, Paul Bertrand dit Saint-Arnaud dresse l'inventaire des
biens de sa défunte femme, au nom de leurs enfants mineurs. Le 4
juillet, il fait donation à son fils Paul, deux jours plus tard,
il lui vend une habitation de deux arpents. Enfin, le 7 novembre (17),
il favorise ses beaux-fils François et Louis Le Bellec.
L'ancêtre vivra encore plusieurs années, mais il sera finalement
porté lui-même en terre le 27 juillet 1739, à Sainte-Geneviève-de-Batiscan.
Il avait vécu près de 78 ans, dont près d'un demi-siècle
dans son pays d'adoption.
Deux fils et six filles
-
Elizabeth, baptisée à Batiscan le 15 mars 1698; mariée
au même endroit le 16 mai 1718 (contrat Trotain 15 mai) à
François, flls de François Dessureau et de Marie Bouard.
Quatre fils et quatre filles.
-
Gabrielle, baptisée le ler février 1700 et inhumée
le 3 décembre 1702, à Batiscan.
-
Marie-Paule, baptisée le 12 mars 1702 et inhumée le
lendemain, à Batiscan.
-
Paul, baptisé à Batiscan le 22 mars 1703 et inhumé
à Sainte-Geneviève-de-Batiscan, le 10 décembre 1784.
Marié dans sa paroisse natale le 17 septembre 1725 (contrat Trotain
la veille) à Marie-Joseph Juineau dit Latulippe, fille d'Augustin
et d'Élisabeth Blanchon. Sept fils et quatre filles.
-
Jean-Baptiste dit Bellec (Beleq ou Bellique), baptisé à
Batiscan le 16 mai 1705 et inhumé à Sainte-Geneviève
le 25 mai 1768. Marié en cette dernière paroisse, le 8 novembre
1734 (contrat Rouillard 7 novembre), à Marie-Joseph Bransard dit
Langevin, fille de Laurent et de Marie Cosset. Cinq fils et deux filles.
Jean-Baptiste a été un certain temps coureur des bois, se
rendant jusqu'à Michillimakinac pour s'y adonner à la traite
des fourrures.
-
Marie-Jeanne, baptisée à Batiscan le 19 avril 1707
et inhumée à Sainte-Geneviève le 26 mars 1791. Mariée
dans cette paroisse le 6 février 1730 (contrat Trotain 5 février)
à Pierre Cosset, fils de François et de Catherine Lafond.
Trois fils et trois filles.
-
Marie-Joseph, baptisée à Batiscan le 6 octobre 1709
et inhumée à Sainte-Anne-de-la-Pérade le 30 juillet
1781, Premier mariage à Sainte-Geneviève le 13 janvier 1738
(contrat Rouillard la veille) à Etienne Lafond, fils d'Etienne et
de Jeanne Juineau; second mariage à Sainte-Anne le 6 juillet 1750
(contrat Rouillard le lendemain) à René Gendron, fils de
René et Marie-Nicole Lariou. Un fils et deux filles du premier lit;
deux fils du second.
-
Marie-Marguerite, baptisée à Batiscan le 14 février
1712; mariée à L'Assomption le 7 février 1735 à
Augustin Goulet, fils de Charles et de Marie-Anne Rancin. Ce couple habitait
Saint-Sulpice en 1736. Augustin a voyagé à Michillimakinac
en 1734 et, au cours de cette randonnée, il avait probablement rencontré
son futur beau-frère, Jean-Baptiste Bertrand.
BIBLIOGRAPHIE
- Rapport de l'archiviste de la province de Québec, 1928-1929,
page 307.
- François-Xavier de Charlevoix, jésuite, né
à Saint-Quentin en 1682, auteur d'une Histoire générale
de la Nouvelle-France, publiée en 1744. Le commentaire reproduit
ici est extrait de l'Histoire du Canada français, de François-Xavier
Garneau, tome 2 (Montréal, 1976), page 80.
- Philippe de Rigaud, marquis de Vaudreuil, né en 1643 et
décédé en 1725, futur gouverneur de la Nouvelle-France,
sera nommé commandant des troupes de ce pays en 1687. Il chassera
les Iroquois après le massacre de Lachine et sera l'un des
artisans de la paix conclue avec les nations indigènes au début
du XVIIIE siècle. Son long gouvernement (1703-1725) aura des
répercussions heureuses sur l'avenir du Canada.
- Histoire du Canada français, tome 2, page 82.
- Ononthio signifie «grande montagne». Ce nom désigna
d'abord le gouverneur Montinagny et, par la suite, tous les gouverneurs
de la Nouvelle-France. Le Grand Ononthio est le roi de France.
- Rapport de l'Archiviste de la province de Québec, 1928-1929,
lettre citée, page 308.
- Saint-Arnou, Saint-Arnould, Saint-Arnoud, Saint-Arnaux, Saint-Arnaud,
Saint-Arnault et Saint-Arneault. Autant de façons utilisées
autrefois ou aujourd'hui d'écrire ce nom. De nos jours, l'orthographe
la plus répandue est Saint-Arnaud.
- Le nom originel de Bertrand semble être complètement
disparu de la descendance de cet ancêtre, cédant la place
au seul surnom de Saint-Arnaud.
- Verneuil-sur-Avre, ville fondée par Henrt ler, roi d'Angleterre
en 1120. Elle est entourée de promenades couvrant des ramparts;
l'église de la Madeleine (Sainte-Madeleine) est surmontée
d'une tour d'une hauteur de 60 mètres. On y voit encore des
maisons en bois ou brique datant des XVe, XVIE, XVUE et XVIlle siècles.
- Greffe de François Trotain.
- Jean Baradat dit Larieu eut deux enfants de son union avec Marie-Anne
Moreau, tous deux décédés au berceau. Celle-ci
mourut cinq jours après la naissance du dernier. Il est fort
possible que Jean Baradat soit retourné en France, car aucun
document ne fait mention de lui après 1699.
- Greffe de François Trotain.
- Cette terre est indiquée sur la carte de l'ingénieur
de Catalogne, en 1709. Elle est la quinzième le long de la
rivière Batiscan, à partir du fleuve.
- Greffe d'Etienne Veron de Grandmesnil.
- Greffe de François Trotain.
- Même greffe.
- Tous ces actes sont inscrits au minutier de Trotain.
(*) Collection Nos Ancêtres, volume
8, page 17-23.
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Last modified:
November 5, 2006
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